Les femmes qui osent sont inspirantes. J’admire celles qui témoignent ouvertement d’événements choquants, qui ont l’audace d’être rebelles, de protester et de se soulever contre les travers de la société. J’ai choisi de vous parler de trois femmes engagées, audacieuses et déterminées, qui ont pour moi atteint une sorte d’héroïsme. Il y a Oriana Fallaci, la redoutable intervieweuse, Susan Sontag, l’essayiste de la subculture homosexuelle et Arundhati Roy, l’activiste pacifiste indienne. À la lumière du livre militant de Stefan Bollmann, Les femmes qui pensent sont dangereuses, Celles qui Osent fait retentir l’écho de trois femmes rebelles et engagées qui ont osé penser à voix haute.
1. Oriana Fallaci (1929-2006) : l’agitatrice engagée
Une redoutable intervieweuse
Oriana Fallaci a un don : celui de pousser des personnalités publiques à être sincères, en cultivant une certaine proximité avec elle, tout en les contraignant malgré elles à se dévoiler plus qu’elles n’avaient prévu. Elle a fait reconnaître par exemple à Henry Kissinger que la guerre du Viêtnam, qu’elle avait couverte, fut « inutile ».
Dès les années 1960, Oriana Fallaci a la réputation d’être la journaliste la plus impitoyable du monde dans ses interviews. Avec sa franchise désarmante, toutes les personnalités publiques redoutent cette intervieweuse hors pair, pugnace et tranchante. Elle interroge de nombreuses femmes et hommes puissants comme Willy Brandt, Yasser Arafat, Golda Meir, Indira Gandhi, Mouammar Kadhafi, l’ayatollah Khomeyni, Deng Xiaoping ou encore Lech Walesa.
Lors d’une interview en octobre 1973 avec le shah d’Iran, Mohammed Reza Pahlavi (qui préfère parler de ses apparitions religieuses plutôt que des relations dans son pays en s’obstinant à éviter le sujet), Oriana Fallaci lui demande :
_ Quand j’essaie de parler de vous avec les gens d’ici, à Téhéran, je me heurte à un silence obstiné et craintif. Ils n’osent même pas prononcer votre nom, Majesté. Pourquoi donc ?
Le shah se défend, rétorquant que la présence de la journaliste à ses côtés est une preuve de la démocratie et de la liberté en Iran. Mais comme à son habitude, la journaliste insiste :
_ Si j’étais Iranienne au lieu d’être Italienne et que je vivais ici, à ma façon, et que je pensais comme je le fais, à vous critiquer par exemple, me jetteriez-vous en prison ?
_ Sans doute, répond le shah, laissant tomber le masque.
Lors de son interview avec l’ayatollah Khomeyni, Oriana Fallaci a l’audace de demander :
_ Comment peut-on nager avec le tchador ?
_ Ne vous mêlez pas de nos affaires ! Si vous n’aimez pas le vêtement islamique, vous n’êtes pas obligée de le porter, car le vêtement islamique est pour les jeunes filles et les femmes bien.
_ C’est très gentil, Imam, je vais donc me débarrasser tout de suite de ce stupide chiffon moyenâgeux.
Évidemment, Khomeyni a une réaction outragée et la journaliste doit attendre 24h avant de pouvoir poursuivre l’interview.
Désobéir au pouvoir
Un recueil de ses interviews a été publié en 1974, dans lequel elle déclare en préface avoir une aversion fondamentale pour le pouvoir en général. « Que cela vienne d’un souverain despotique ou d’un président élu, d’un général assassin ou d’un leader adoré, je vois le pouvoir comme un phénomène inhumain et détestable (…) J’ai toujours considéré la désobéissance envers l’oppression comme la seule façon de profiter du miracle d’être née. »
Oriana Fallaci s’attache à désobéir au pouvoir pour le tourner en ridicule. Pour l’Italienne, il suffit de bien regarder ses représentants pour découvrir le ridicule dissimulé derrière une façade de politesse et de dignité.
« La présomption avec laquelle ils essaient de nous convaincre qu’ils sont formidables et qu’ils méritent de nous diriger ou de nous dominer est comique. La fausse modestie qu’ils affichent pour justifier les privilèges dont ils ont hérité ou pour lesquels ils se sont battus est comique. (..) Leur façon de croire à leur propre importance est comique. »
Une polémiste rebelle très controversée
Atteinte d’un cancer, la brillante journaliste devient à la fin de sa vie une polémiste critique de l’islam très controversée. En 2002, son essai La Rage et l’Orgueil, anti-islam, qui regorge d’amalgames et de propos virulents, sans nuance, inspire Marine Le Pen et Geert Wilders. Le journal Libération parle de « vieille folle d’Oriana Fallaci, espèce de Bardot transalpine, comme elle obsédée par la pureté ethnique du continent ». Le biopic italien de Marc Turco, Oriana Fallaci, sorti en 2015, réhabilite l’histoire de cette femme à l’esprit frondeur, même si certaines critiques mettent en cause le manque d’objectivité face aux aspects plus sombres et complexes de sa personnalité.
On peut se révolter par ses propos de multiple manière, mais j’admire tout de même le courage farouche de cette femme et sa détermination à trouver les mots là où certains lui imposaient le silence.
2. Susan Sontag (1933-2004) : l’intellectuelle marginale et insoumise
Une volonté d’écrire liée à son homosexualité
Essayiste et romancière américaine, Susan Sontag dit d’elle qu’elle ne veut pas devenir auteure parce qu’elle a des choses à raconter, mais plutôt parce qu’elle a envie de mener une vie différente de celle qu’elle a eue jusqu’à présent.
Sa première relation lesbienne fait disparaître tous les blocages qu’elle ressent face à l’écriture. Elle confie alors dans son journal : « La venue de l’orgasme a changé ma vie. Je désire physiquement écrire. La venue de l’orgasme n’est pas le salut, mais plutôt la naissance de mon ego. » Ce n’était donc pas la paresse, mais plutôt l’absence de satisfaction sexuelle, la frustration envers sa condition de vie et son aversion d’elle-même qui l’empêchaient d’écrire.
Au début des années 1960, Susan et son amante de l’époque, Maria Irène Fornés, dramaturge féministe très célèbre aux États-Unis, travaillent ensemble sur la rédaction du roman avant-gardiste Le Bienfaiteur.
« Ma volonté d’écrire est liée à mon homosexualité. J’ai besoin de cette identité comme d’une arme, pour me défendre contre l’arme dont la société se sert contre moi. »
Susan n’avouera jamais son amour pour les femmes, car au début des années 1960, l’homosexualité est encore punie par la loi, et les expériences non hétérosexuelles sont encore très taboues.
Notes on Camp : l’essai qui l’a rendue célèbre
C’est avec ses Notes on Camp, parues en 1964, que Susan Sontag, âgée de 31 ans, est propulsée au rang de célébrité intellectuelle de la scène new-yorkaise. En 2000, le National book award, l’un des plus prestigieux prix littéraires américains, lui a d’ailleurs été attribué.
Le « camp » est un mot qui, à l’époque, est une sorte de code secret ou de signe de reconnaissance pour désigner les initiés dans la subculture homosexuelle. Dans le style « camp », il y a notamment les dessins d’Aubrey Beardsley, les lampes Tiffany, Greta Garbo, les mises en scène de Luchino Visconti, ou la chanteuse cubaine La Lupe.
Engagée à gauche, proche de Roland Barthes et compagne de la photographe Annie Leibovitz de la fin des années 1980 à sa mort, Susan Sontag est aussi connue pour son engagement politique contre la guerre du Viêt Nam, puis contre la guerre en Irak et contre la torture pratiquée dans la prison irakienne d’Abu Ghraib.
Une intellectuelle marginale et engagée
La romancière cultive jusqu’à la fin de sa vie une philosophie plutôt hédoniste. Elle écrit dans son Journal :
« Je n’aime pas les couples, les matchs de foot, nager, les anchois, les moustaches, les chats, les parapluies, être photographiée, le goût du réglisse, me laver les cheveux ou me les faire laver, porter un bracelet-montre, donner une conférence, les cigares, écrire des lettres, prendre des douches, Robert Frost, la nourriture allemande, la télévision, les haricots blancs, la sauce tomate, les hommes velus, les livres de poche. J’aime régler des factures, les grottes, regarder le patinage sur glace, poser des questions, prendre des taxis, l’art du Bénin, les pommes vertes, les meubles de bureau, les Juifs, les eucalyptus, les canifs, les aphorismes et les mains. »
Dans toute son œuvre, Susan est restée fidèle à son objectif : revaloriser des phénomènes culturels marginaux et les élever au rang de formes esthétiques novatrices. Elle ose appréhender la pornographie et la photographie comme des arts à part entière, pourtant méprisés dans le milieu intellectuel traditionnel.
3. Arundhati Roy (née en 1961) : la femme rebelle et révoltée
Le Dieu des petits riens : le roman qui l’a fait connaître
L’écrivaine et altermondialiste indienne Arundhati Roy fait partie des grandes figures actuelles des détracteurs du capitalisme et de la mondialisation. L’ensemble de ses réflexions littéraires traite avec audace des questions de l’amour universel et de la justice sociale.
Cette femme, rebelle et révoltée, a eu le cran de se servir de sa renommée pour attirer l’attention internationale sur des affaires politiques et sociales.
Arundhati Roy grandit dans une famille chrétienne de la classe moyenne du Kerala, au sud de l’Inde. Sa mère milite déjà pour les droits des femmes. Après avoir tenu quelques petits rôles dans des films, elle publie dans les années 1990 le roman partiellement autobiographique Le Dieu des petits riens, dans lequel elle dénonce le système des castes. Le succès de cette histoire poético-tragique est immédiat. Du jour au lendemain, Arundhati Roy devient riche et célèbre.
Une essayiste rebelle, contre la mondialisation
Au lieu de poursuivre sa carrière littéraire, elle s’investit politiquement en tant qu’essayiste, conférencière et critique virulente de la mondialisation.
« Quoi que j’entreprenne, je m’y investis corps et âme. »
Son premier essai, The End of Imagination (La fin de l’imagination), engagé, dénonce les tests nucléaires indiens de Pokharan au Rajasthan. Elle condamne aussi le consumérisme de la classe moyenne, qui transforme le monde en un immense centre commercial. « Sans en avoir conscience, la classe moyenne vit en permanence aux frais des autres, par exemple de ceux qui, dans les pays du tiers-monde, fabriquent pour des salaires de misère les produits tendance les plus convoités. Elle considère que tout a dérapé à partir du moment où « la pensée ancienne, par exemple “voici une paire de chaussures qui dure toujours” a été remplacée par la promesse “voici une paire de chaussures qui te procurera un sentiment formidable.” »
Une femme, activiste pacifiste et révoltée
Arundhati Roy ne revendique rien de moins qu’une révolution culturelle, et défend une autre conception de l’évolution de la vie humaine qu’en Occident. (Et elle est d’avis que c’est encore tout à fait possible en Inde.)
En mai 2021, dans le contexte de la crise sanitaire liée à la pandémie de covid-19, particulièrement grave en Inde, elle publie un appel invitant le Premier ministre Narendra Modi à démissionner pour céder la place à un gouvernement d’union compétent pour gérer l’urgence sanitaire.
Dernièrement, elle a pris la parole pour dénoncer la montée en puissance du nationalisme hindou, qui exacerbe les tensions communautaires :
Arundhati Roy, activiste pacifiste, ose mener une vie active et libre. Pour elle, la vraie liberté consiste non seulement à se détacher de la société de consommation, mais aussi à cesser de se poser en victime. Cette militante a choisi d’écrire et d’agir pour défendre admirablement ses convictions.
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Violaine B — Celles qui Osent
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