Si l’on mettait de la matière entre les mains d’une femme au passé traumatique, ne souffrant aucune concession, libre, obsédée et hallucinée, qu’est-ce que cela donnerait ? Sans aucun doute des œuvres fascinantes, perturbantes, subversives et visionnaires. Cette femme, c’est Yayoi Kusama, surnommée la « princesse des pois », artiste avant-gardiste, hantée et absolue, peintre, sculptrice et écrivaine. Ses œuvres sont autant de manifestations de ses hallucinations et de sa conception de l’Univers, autant de fenêtres sur son esprit fragmenté. Sa soif de reconnaissance, son refus d’un monde patriarcal et intolérant, et son besoin d’incarner un art vivant ont fait d’elle une artiste respectée et admirée. Voici la biographie de Yayoi Kusama, celle qui a réellement osé être révolutionnaire en offrant son âme au monde.
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Une enfance au Japon sur fond de traumatismes
Le 22 mars 1929, à Matsumoto, dans la préfecture de Nagano au Japon, la famille Kusama accueille Yayoi. Dans cette famille aisée et respectée, prospère grâce à la vente de graines, la petite fille grandit entre une mère castratrice et vengeresse et un père infidèle. Soupçonnant les écarts de son mari, la mère de Yayoi l’envoie régulièrement espionner son père. Témoin des frasques de ce dernier, elle conçoit de cette activité clandestine une peur du sexe et de la domination de l’homme en général. Ces peurs se transformeront en obsessions qu’elle n’aura de cesse d’exorciser dans ses œuvres, en même temps que ses hallucinations. Elle a en effet des visions, de celles où l’Univers entre en expansion, où elle-même se fragmente jusqu’à l’autodestruction : des expériences traumatisantes qui alimenteront toujours ses créations.
Très tôt, Yayoi Kusama développe son goût pour l’art : à 10 ans, elle dessine et peint nuit et jour. Un motif revient toujours et l’obsède : les pois. Elle les voit partout : sur les murs, le plafond, son corps. Sa mère n’apprécie pas cette passion. Sournoisement, esprit fourbe et silencieux, elle se glisse derrière la petite fille pour lui arracher ses dessins par surprise. Alors Yayoi prend l’habitude de dessiner vite, frénétiquement, pour avoir une chance de terminer ce qu’elle a commencé. En 1941, Pearl Harbor est attaqué, le Japon entre en guerre. La petite fille participe, comme toutes ses camarades, à l’effort de guerre : elle coud des parachutes et des uniformes. Yayoi criera toujours son refus pour ces guerres inutiles qui sacrifient des « corps magnifiques ».
Biographie de Yayoi Kusama : une femme indomptable et déterminée
Yayoi continue à peindre et à dessiner. Elle passe un accord avec sa mère : elle ira à l’école d’art si elle prend des cours de bienséance. Elle étudiera bien l’art, mais jamais la bienséance : Yayoi Kusama est tout sauf docile. Au point de refuser plusieurs demandes en mariage, quitte à faire rager ses parents : elle veut être peintre, pas femme au foyer. Le respect, si cher à la culture japonaise, la jeune fille estime ne le devoir qu’à elle-même et à ce qui l’anime. Déterminée à se faire connaître, elle expose pour la première fois ses œuvres dans une petite galerie d’art au deuxième étage d’un cinéma de Matsumoto. C’est un fiasco ! La société conservatrice et patriarcale dans laquelle elle vit la bride. Elle refuse même de la reconnaître : la place d’une femme n’est pas devant une toile, mais derrière son mari. C’est mal connaître Yayoi Kusama.
1957. Aidée par l’artiste Georgia O’Keefe, qu’elle admire profondément, elle quitte le Japon pour les États-Unis. Mais d’abord, elle brûle plusieurs milliers de ses créations au bord d’un fleuve : sa manière d’effacer le passé pour dessiner un meilleur futur. Arrivée à New York, où souffle le vent libérateur de l’avant-gardisme, Yayoi Kusama n’a qu’une idée en tête : s’imposer, conquérir les États-Unis et le monde entier. Elle dédie une toile à cette conquête, The Pacific Ocean, qui représente l’eau qu’elle voit par le hublot de l’avion en arrivant. C’est le symbole d’un nouveau départ et du rêve des habitants des Alpes japonaises d’où elle vient : traverser les montagnes et voir l’océan. Il fallait un esprit libre pour faire de ce rêve une réalité.
Une artiste avant-gardiste victime du sexisme
L’art de Yayoi Kusama est révolutionnaire. Elle voit toujours plus loin que ses contemporains et produit ses œuvres avec une fluidité déconcertante, comme si ce qu’elle créait allait de soi. Elle est la première artiste au monde à utiliser des miroirs dans ses salles : ses Infinity Mirror Rooms sont une ode à l’Univers éternel et un questionnement sur la place que nous y occupons. Mais elle découvre que New York n’est finalement pas si différente de Matsumoto : la société est patriarcale, et le sexisme y est si ancré que même les galeries dirigées par des femmes refusent les œuvres d’artistes féminines. Et puis Yayoi est japonaise : le racisme latent lui inflige donc une double peine. Qu’à cela ne tienne, elle veut faire connaître ses peintures et ses sculptures. Elle est déterminée, audacieuse, intelligente et a le sens du spectacle : la palette parfaite pour attirer des mécènes, enfin entrer dans les galeries d’art et exposer individuellement.
Plusieurs expositions lui laissent cependant un goût amer. Ses créations sont copiées par des artistes masculins, leur apportant la renommée et la célébrité qu’elle recherche tant. Claes Oldenburg, qui sculpte des œuvres rigides en papier mâché, reprend l’idée des sculptures souples de Yayoi Kusama et devient mondialement célèbre. Lucas Samora sort de son répertoire habituel et s’inspire largement de l’Infinity Mirror Room, braquant sur lui tous les projecteurs. Andy Warhol est impressionné par l’œuvre Aggregation : One Thousand Boats Show, où l’artiste japonaise expose un bateau recouvert de protubérances phalliques souples dans une salle tapissée des photos de ce même bateau. Il reproduit le concept et présente un papier peint aux motifs répétitifs de vache lors d’une exposition. Choquée, dévastée par le pillage de son art, elle s’enferme dans son atelier et s’enfonce dans la dépression.
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Hallucinée et hallucinante : la « princesse des pois » hantée
L’art de Yayoi Kusama est fait de tout ce qui la hante : ses obsessions et ses hallucinations. Il en ressort des peintures et des sculptures psychédéliques, perturbantes, aux motifs répétitifs. Elle souffre depuis l’enfance d’un trouble obsessionnel compulsif la poussant à dessiner des pois à l’infini. Ces pois résument selon elle l’essence de l’Univers : « la lune est un pois, le soleil est un pois, la Terre est un pois ». Petite, elle se souvient être entrée dans un champ de fleurs et avoir été victime d’une hallucination traumatisante : ces fleurs étaient partout, envahissaient tout l’espace, jusqu’à lui donner le sentiment de disparaître. Cette sensation de dissolution dans un univers en expansion, cette peur suivie d’une excitation telle qu’elle a eu envie de manger les fleurs, elle cherchera à les retrouver dans ses œuvres. Ses différentes Infinity Mirror Rooms représentent bien l’infinité, fragmentée et éternelle où l’individu se perd. Paradoxalement à cette crainte de disparaître, l’artiste admet volontiers que sa « vie n’est qu’un pois perdu parmi des millions d’autres pois ».
Les peintures et les sculptures de Yayoi Kusama ne laissent pas de place au vide. Elle remplit, jusqu’à saturation, tous les espaces qu’elle investit. Avec des pois bien sûr, mais aussi avec des formes phalliques et des filets ; les premières, exutoires de sa peur du sexe, les seconds, représentations du voile mystérieux et invisible qui nous entoure. Obsessionnelle, hallucinée et hallucinante par la maîtrise de ses peintures abouties qu’elle réalise sans aucun brouillon, l’artiste est aussi une fervente partisane de l’amour et de la tolérance. Résolument libre, refusant de se plier au conservatisme de l’époque, elle célèbre, en 1968, le tout premier mariage gay américain. Malgré le succès gagné au début des années 60, elle se sent perdue : on se détourne d’elle après lui avoir brièvement prêté attention. Sa conquête du monde a échoué. Désabusée, déprimée, elle rentre au Japon au début des années 70 et se fait interner dans un hôpital où elle vit toujours, passant ses journées à créer des œuvres dans son atelier tout proche. Le début des années 90 et sa mise à l’honneur à la Biennale de Venise de 1993 marquent son retour en grâce et en force. Depuis, Yayoi Kusama est considérée comme une des plus grandes artistes féminines du monde.
La biographie de Yayoi Kusama est fascinante. Sa dépression ne l’a pas empêchée de s’accomplir, au contraire. Ses créations transpirent ses névroses, mais c’est avec une infinie douceur qu’elle nous entraîne et nous met face à nos propres obsessions, nous ramène à notre place dans l’Univers : un pois au milieu d’une multitude de pois. Son regard écarquillé et hypnotique porte plus loin que le présent et l’environnement perceptible. Il parle mieux que tout de ce qu’elle est : une artiste hantée, en équilibre entre sa peur de perdre son individualité et sa jouissance de faire partie d’un tout infini et éternel. Yayoi Kusama reste pour toujours cette petite fille qui a cru disparaître dans un champ de fleurs et a voulu les manger.
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Laurence Hoarau pour Celles Qui Osent
5 Comments
[…] tout, d’autres femmes japonaises ont su s’imposer. On vous propose de découvrir la biographie de Yayoi Kusama, une artiste […]
[…] Durant toute sa vie, Yoko Ono a été une femme indépendante aux valeurs fortes. Elle a su mettre en avant ses idées à l’aide d’une multitude de profils artistiques. Ses œuvres et ses agissements reflètent le caractère audacieux d’une femme prête à aller au bout de ses convictions. Son combat pour la paix a été un engagement de toute une vie. Elle reste d’ailleurs, aux yeux de beaucoup, une référence du militantisme des années 1970 et 1980. Mais, derrière l’artiste reconnue, se cachent une épouse et une mère dont le destin a durement touché les personnes qu’elle chérissait le plus. Cet ensemble d’événements a sans doute contribué à lui forger une personnalité souvent controversée. Cependant, elle demeure l’une des femmes artistes engagées les plus éclectiques de notre époque, à l’image de Yayoi Kusama. […]
[…] talentueuses sur Celles qui Osent : Clara Scremini, galeriste spécialiste du verre ou Yayoi Kusama, artiste avant-gardiste de la démesure. Bonne lecture […]
C’est un bonheur de lire et d’écouter vos dossiers. J’anime des ateliers d’écriture à Toulouse depuis 2016, et un cycle Femmes Créatrices qui a trouvé son public. La documentation dont j’ai besoin a plusieurs sources, parmi celles-ci, votre précieux site 🙂
Bonjour Elise,
Un grand merci pour votre retour positif 🙂