Après trois siècles et demi d’une misogynie revendiquée, l’Académie française ouvre ses portes à Marguerite Yourcenar. Une élection houleuse : l’irruption d’une femme dans cet antre masculin marque un tournant et devient un symbole puissant. Qui était l’auteure des Mémoires d’Hadrien ? Où puisait-elle son inspiration ? Surtout, la première immortelle était-elle féministe ? Retour sur le parcours hors norme d’une figure incontournable des lettres françaises.
La genèse d’un grand destin
L’enfance auprès du père
L’enfance de la petite Marguerite, née en 1903 à Bruxelles, commence par un drame : sa mère, Fernande de Cartier de Marchienne, meurt huit jours après sa naissance d’une fièvre puerpérale. Michel de Crayencour, son père, part avec l’enfant au Mont-Noir, château familial du Nord de la France, à la lisière de la frontière belge. Entre eux éclot un lien filial d’une force extraordinaire. Michel, homme de culture classique et à l’esprit libre, sera dès lors le repère inamovible de la jeune fille. Il lui fait découvrir les littératures française et anglaise, lui ouvre les portes de l’Antiquité grecque et latine, l’initie à la musique, l’emmène en voyage. Il est son précepteur, son ami, son protecteur. Ensemble, par jeu, ils inventent le pseudonyme « Yourcenar », anagramme de Crayencour. Un nom à consonance énigmatique, subtilement oriental, auquel l’auteure restera fidèle.
Le goût du voyage
Outre une solide instruction, des visites au musée et des soirées au théâtre, Michel de Crayencour donne à sa fille le goût du voyage. Âgée d’à peine vingt ans, celle-ci se laisse séduire par les charmes de l’Italie, où elle réside quelques années. La Suisse romande l’accueille ensuite pendant un certain temps (elle y écrit Alexis ou le Traité du vain combat, court récit qui sera remarqué), puis elle enchaîne les voyages en Europe centrale, à Vienne, à Londres, aux Pays-Bas, en Grèce, à Constantinople. En 1937, à Paris, elle fait la connaissance de Grace Frick, une Américaine dont elle s’éprend, qui lui fera franchir l’Océan. Elle sillonne alors les États-Unis et le Canada. Après la guerre, et jusqu’à la fin de sa vie, elle conservera cette insatiable envie d’ailleurs, qui la conduira au Maghreb, au Kenya, en Inde et au Japon.
Au cœur de l’Histoire
Les drames du XXe siècle ont profondément marqué Marguerite Yourcenar. Ils ont nourri ses œuvres et motivé ses engagements pour de grandes causes. En 1922, en Italie, elle assiste à la marche sur Rome puis à l’instauration du fascisme mussolinien. Elle entretient alors des relations avec des intellectuels exilés italiens. En 1938, à Vienne, elle est témoin de la montée du nazisme et prend conscience de la tragédie qui frappe les Juifs. L’Amérique, quant à elle, voit naître la cause antiségrégationniste, à laquelle l’auteure prend pleinement part. Sa conscience politique est aiguë : elle défend les droits civiques aux États-Unis, lutte contre la prolifération nucléaire, s’engage dans la préservation de l’environnement. Elle milite contre la guerre du Viêtnam et, plus tard, pour la mémoire de Martin Luther King. Si l’œuvre de Marguerite Yourcenar est avant tout connue pour traiter de sujets historiques, elle est tout autant empreinte par sa sensibilité humaniste, par sa conscience des grands enjeux contemporains.
Une femme à l’Académie française
Le temps des honneurs
Les honneurs ont jalonné la carrière de Marguerite Yourcenar. Outre de nombreux prix (citons le prix de l’Académie française, en 1952, pour les Mémoires d’Hadrien, et le Femina, en 1968, pour L’Œuvre au noir), l’auteure fut nommée Commandeur de la Légion d’honneur et Officier de l’ordre de Léopold de Belgique, entre autres. Le 6 mars 1980, après trois siècles et demi de domination masculine sans partage, une femme pénètre dans l’institution la plus prestigieuse des lettres françaises. Élue, elle devient le symbole d’un changement d’époque. Elle occupe la place de feu Roger Caillois. Marguerite Yourcenar contrevient à une autre tradition du Quai de Conti : elle n’a jamais émis elle-même le désir d’y siéger. C’est Jean d’Ormesson qui a lancé son nom, plaidé sa cause et convaincu certains de ses pairs. Dans son discours de réception sous la Coupole, la première immortelle rend hommage à quelques-unes de celles qui auraient dû, estime-t-elle, la précéder : Mme de Staël, George Sand et Colette.
Tempête sous la Coupole !
Si les femmes, dans les années 1970, ont remporté quelques victoires majeures, la Compagnie du Quai de Conti était restée totalement hermétique à la cause féminine. Certes, depuis 1635, année de sa fondation par Richelieu, l’Académie n’interdisait pas formellement l’entrée à la gent féminine. Le sujet, dans les statuts de l’institution, n’était tout simplement pas évoqué. Dans les faits, la misogynie y était profondément ancrée. Quelques décennies après la fracassante entrée de l’auteure des Nouvelles orientales, Jean d’Ormesson racontait les coulisses de l’élection. « Beaucoup ont été très réservés. Et un petit nombre a été franchement hostile, avec, quelquefois, violence », confiait-il. Le jour du vote, certains irréductibles, scandalisés, ont résisté jusqu’au bout. Quelques autres se sont tout bonnement dérobés. Mais la majorité fut néanmoins atteinte : vingt voix contre douze (attribuées à Jean Dorst). Au cours des années précédentes, plusieurs femmes avaient soumis leurs candidatures, mais le score ne dépassa jamais six voix. Jean d’Ormesson précisa toutefois, amer, que parmi ceux qui votèrent pour Marguerite Yourcenar, beaucoup le firent « avec hésitation, et même avec regret ». Quoi qu’il en soit, entre réactions réjouissantes ou tout à fait désolantes, le bastion masculin cédait.
Marguerite Yourcenar était-elle féministe ?
Un féminisme contrarié
La première femme élue à l’Académie française était-elle féministe ? Marguerite Yourcenar l’était, en quelque sorte, malgré elle. Non sans provoquer l’ire de féministes combattives, elle critiquait, parfois sévèrement, les positions de certains mouvements. Elle en dénonçait l’esprit sectaire et en soulignait les contradictions. Devenir l’égal de l’homme doit-il être l’objectif poursuivi par les femmes ? Définitivement non. L’homme, son mode de vie, les privilèges dont il jouit, la pression qui pèse sur ses épaules ne représentent en rien un modèle. Les femmes doivent évidemment se libérer des carcans, sans pour autant aspirer à ressembler aux hommes. Par ailleurs, et non sans ironie, Marguerite Yourcenar pointait certaines incohérences observées dans la presse féminine. Un papier féministe revendicateur était bien souvent suivi d’une publicité vantant les mérites d’un cosmétique ou d’un chirurgien esthétique, et illustré d’une « femme-objet » à la plastique irréprochable… Pour toutes ces raisons, l’académicienne justifiera son refus de signer la plupart des manifestes féministes de son époque.
Une ode à l’humanisme
Selon Marguerite Yourcenar, le féminisme enferme les femmes et leur colle une étiquette. Or, qu’est-ce qu’être une femme ? « Je suis un être humain avant d’être un sexe », disait-elle. Elle n’était pas « une femme », elle était elle-même et voulait être libre. « J’ai le droit d’être aussi femme et aussi peu femme que je le veux. » Assigner un être à un genre, c’est le brimer et réduire sa liberté. Au féminisme, qui tend à dresser un groupe contre un autre, Marguerite Yourcenar préfère l’humanisme. Là était son vrai combat. Environnement, droits civiques, protection animale, capitalisme débridé : elle a milité sans relâche. Et encouragé les femmes à s’engager pour trouver vraiment, et totalement, leur place dans le monde.
Une immortelle éprise de liberté
L’Académie française a accueilli en son sein une auteure dont l’œuvre, magistrale, est unanimement saluée. Depuis, d’autres femmes siègent ou ont siégé sous la Coupole : Simone Veil, Jacqueline de Romilly, Hélène Carrère d’Encausse ou encore Assia Djebar. Par là même, c’est la nation tout entière qui honore les femmes et leur donne la place qui leur revient. D’autres formes d’hommages, peu à peu, leur sont rendus, à l’instar de l’entrée au Panthéon de Marie Curie en 1995.
Après son élection, jamais l’immortelle Yourcenar ne siégera plus au Quai de Conti. S’y sentait-elle enfermée dans un rôle, dans une de ces « étiquettes » dont elle avait horreur ? Eprouvait-elle une sorte d’incongruité à ne plus être qu’une « femme » dans une institution exclusivement masculine ? Elle préféra repartir en voyage et être libre jusqu’au bout. Elle n’en demeure pas moins, pour la postérité, un symbole essentiel.
Vincent Speckens, rédacteur web SEO
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[…] après Sarah Bernhard, à bénéficier de funérailles nationales. Presque trente ans plus tard, Marguerite Yourcenar lui rendra hommage dans son discours lors de son adhésion à l’Académie […]