Shéhérazade : des Mille et une nuits à icône féministe du 21e siècle

Il était une fois Shéhérazade qui pendant mille et une nuits égrena des contes pour un roi. Même sans avoir lu une ligne des Mille et une nuits, l’histoire de Shéhérazade est ancrée dans l’imaginaire collectif : une femme confinée volontairement avec son bourreau et qui mène une course contre le temps pour sauver sa vie. Pourtant, rarement héroïne n’aura été aussi méconnue. Si elle est une création de l’esprit, elle est perçue comme étant bien réelle pour nombre de militantes de la cause des femmes dans le monde arabe. Elles perçoivent en elle icône féministe. Pour comprendre ce paradoxe, il faut saisir la modernité et l’intemporalité des textes issus des Contes des Mille et une nuits.

Shéhérazade : un conte légendaire, une histoire méconnue

Les Mille et une nuits sont avant tout le récit d’un adultère. Celui du roi Chahriar qui, trompé par son épouse, devient fou. Pour se prémunir de l’infidélité, chaque soir, il s’unit à une jeune fille vierge, puis à l’aube, passée la nuit de noces, il l’étrangle. Ainsi, aucune femme ne peut jamais le trahir.

Shéhérazade, fille du grand vizir, demande à son père de la laisser se marier avec le monarque. Il n’y consent qu’avec réticence, redoutant le funeste destin qui l’attend. Dans leur chambre nuptiale, chaque nuit elle récite au sultan un conte qu’elle interrompt au lever du jour. Le soir suivant, elle reprend le fil de sa narration et prend soin, chaque matin, de la suspendre de façon à tenir son époux en haleine jusqu’au coucher du soleil. Ainsi, nuit après nuit, elle échappe à la mort en racontant des histoires. Au bout de mille et une nuits, Shéhérazade se tait, elle n’a plus de fables, mais Chahriar ne l’exécute pas. Avec son imagination et sa sagesse, elle a gagné son cœur et guérit sa haine de la femme.

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Les Mille et une nuits n’esquissent aucun portrait de Shéhérazade, le texte ne révèle rien de son passé, ni de sa vie. En réalité qui est-elle ? Elle porte en elle, le paradoxe de sa renommée : connue et méconnue à la fois.

Les Milles et une nuits : au-delà des contes, l’émancipation de la parole féminine

Une traduction édulcorée

Pour la majorité d’entre nous, la figure de Shéhérazade est empreinte de la vision orientaliste du 18e siècle. Antoine Galland, premier traducteur des Contes des Mille et une nuits, s’est évertué à en rendre une version édulcorée, conforme à son époque et à sa société. Il a supprimé ou aseptisé les parties érotiques ou religieuses du texte. Il n’a pas su, par ses traductions, transmettre la richesse de la langue arabe et les nuances du récit. Sous sa plume, ces contes pour adultes au langage cru et à la sexualité débridée deviennent pour la plupart de nos contemporains, des fables à ranger au rayon jeunesse.

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« Les Mille et une nuits sont pleines d’histoires de désir fou et de maris trompés, de lits magiques et de scènes lubriques. » Malek Chebel, anthropologue

L’Histoire du cinquième fils du barbier illustre la faible traduction de Galland. Il y est raconté une relation charnelle que le traducteur résume brièvement : « Elle […] le mena dans une chambre écartée où elle s’entretient quelque temps avec lui ». Alors qu’en arabe, le texte dit : « Il serait inutile de détailler tout ce que, une heure durant, mon frère et l’adolescente se firent l’un à l’autre en embrassades, copulations, baiser, morsures, caresses, coups de zebb, torsions, contorsions, variations […] ».

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Les contes des Milles et Une Nuits : un livre mille-feuilles qui porte la voix des femmes

Nous ne connaissons les Mille et une nuits que par bribes. À première vue, ces textes sont perçus comme divertissants et ne semblent pas avoir de lien entre eux. Or, le fil conducteur est toujours celui de la barbarie des hommes dont sont victimes les femmes. Les héroïnes finissent par vaincre et devenir maîtresses de la situation.

Alors qu’historiquement, l’Occident identifiait les civilisations arabo-persanes comme un peuple de savoir, l’adaptation de Galland transforme l’Orient en un monde fantasmé. Et Shéhérazade, sous la plume du traducteur, devient le cliché de la femme orientale. Elle devient celle qui est soumise et lascive, qui use de ses charmes plutôt que de son intelligence. Il la dote, en outre, d’une beauté enivrante qui va définitivement s’ancrer dans l’esprit du lecteur occidental. Or, dans les textes originels, les descriptions relatives à l’attractivité de son apparence physique ne sont qu’implicites. Dans l’imaginaire arabe, son charme et son pouvoir émanent directement de sa sagesse et de son érudition.

Les Milles et une nuits n’est pas un ouvrage écrit par un seul auteur. C’est un livre « mille-feuille » qui s’est enrichi, couche par couche, de récits oraux portés par autant de voix multiples et anonymes, mais qui nous est parvenu par une unique voix : celle de Shéhérazade. Sa parole se veut salvatrice. Lorsqu’elle échappe à la mort, c’est aussi l’ensemble des femmes qui seront sauvées de la tyrannie et de la cruauté du roi Chahriar.

Shéhérazade, un symbole féministe

À l’heure de Me Too et de la parole que l’on pensait libérée, certaines d’entre nous doivent s’exprimer plus fort encore. Tout comme Shéhérazade qui a pour seule arme, sa voix. Elle n’était qu’un personnage littéraire, elle est devenue un symbole féministe. Qu’elle soit haïe ou adorée, les écrivains, les artistes et les activistes réinterprètent sans cesse l’histoire de Shéhérazade.

Une héroïne moderne

Ma rencontre avec Shéhérazade a eu lieu à la bibliothèque municipale, lors de mon adolescence. Étant d’origine maghrébine, je constatais, à l’époque, que les femmes arabes étaient très peu représentées dans la sphère publique. Comme de nombreuses jeunes filles, je cherchais une figure féminine à laquelle m’identifier. Shéhérazade est une projection de la femme arabe, dans la mesure où, en Orient, elle est identifiable dans l’inconscient collectif.

Hanan El-Cheikh, écrivaine libanaise, affirme : « J’ai grandi à Beyrouth, au Liban, et les personnes autour de moi, en particulier les femmes, étaient très rusées et très intelligentes, et elles avaient une façon de gérer la vie. Et je pensais qu’elles [étaient] plus ou moins comme Shéhérazade ».

Il est fascinant de voir par quelle ruse Shéhérazade, confinée entre quatre murs, agit sur la volonté d’un tyran, armée de sa sagesse et de sa liberté. C’est son érudition qui la rend impossible à contraindre. Au travers de ses contes, elle nuance l’image de la femme : douce et conciliante, mais aussi habile et cynique. Ses héroïnes savent toujours négocier et transiger avec l’homme. Si l’on s’en tient au récit-cadre, Shéhérazade est sûre de son influence et de sa force de persuasion, qu’elle exerce d’abord sur son père, le grand vizir, puis sur son époux, le roi Chahriar. Par son inventivité, elle imagine des fables auxquelles le monarque s’identifie et grâce auquel il s’instruit. Elle l’éduque afin de le rendre juste et digne.

Shéhérazade tire sa puissance de l’usage de la parole. Son éloquence dissuade la violence physique. La verve oratoire anime les féministes arabo-persanes pour mener leurs batailles politiques, sociales et éducatives. Finalement, Shéhérazade n’est que leur reflet, l’Orient ayant toujours produit des femmes émancipées telles que Fatima Mernissi, Assia Djebbar, Darina Al Joundi ou Nawal Al Saadawi

Une héroïne encombrante

Le proverbe dit que l’on « brûle ce que l’on adore ». C’est vrai aussi avec le personnage de Shéhérazade, qui est honni par certaines. Une femme qui terrasse le sexisme et la misogynie par ses seules vertus dites « féminines », voilà qui la voue aux gémonies pour de nombreuses voix féministes. Elles lui reprochent d’avoir enfermé la femme arabe dans des stéréotypes réducteurs.

Même si elle a pu inspirer, à l’origine, leur conscience féministe, des femmes orientales cherchent à se défaire de cette figure tutélaire encombrante. Les militantes lui reprochent de ne pas donner un coup de pied dans la fourmilière machiste. Elles qui prônent l’action, elles n’aiment pas sa passivité. Elles désapprouvent la stratégie de Shéhérazade qui consiste, pour être épargnée, à user de persuasion et à donner à l’homme ce qu’il désire. Cette approche renforce les inégalités en le plaçant comme dominant et maintient, de facto, la femme dans sa position de soumise.

Malgré tout, derrière nombre de représentations fantasmées, Shéhérazade et son histoire sont pour beaucoup un symbole de parole émancipatrice.

Vous pouvez également lire ou relire les contes de Shéhérazade en une nouvelle traduction et en version intégrale (ci-dessous le tome 1, traduit par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel chez Gallimard, La Pléiade) :

 

☕️ Découvrez le portrait d’une autre femme qui prône le savoir sur la tyrannie : Malala Yousafzai

Nadia Bantiti, pour Celles qui Osent

Si vous souhaitez aller plus loin, je vous conseille la lecture des ouvrages suivants :

  • Hanan El-Cheikh, La maison de Schéhérazade, Actes Sud/Sindbad/L’Orient des Livres
  • Naguib Mahfouz, Les Mille et une nuits, Acte Sud
  • Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade, Sindbad/Actes Sud

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