La femme traductrice : de l’émancipation au féminisme

Dans le monde occidental, le premier texte à avoir été traduit remonte au IIIe siècle av. J.-C. Il s’agissait de la Bible hébraïque qu’il fallait transposer le plus fidèlement possible en grec. On doit cet art millénaire aux spécialistes du langage. Il représente l’origine du fondement de l’échange entre les cultures et les différentes communautés linguistiques. Si les hommes ont été les premiers à adapter les discours écrits, qu’en est-il de la femme en traduction ? Le sujet est si vaste que cet article se penchera uniquement sur le secteur littéraire. Une occasion de mettre en lumière la place et le parcours de ces traductrices audacieuses à travers les époques.

La femme en traduction : l’émancipation à travers la plume

Revenons quelques siècles en arrière pour comprendre leur ascension ! Comme dans de nombreux métiers, les traductrices et leurs homologues masculins n’ont pas été sur un pied d’égalité. En Occident, du Moyen-âge à la Renaissance, l’accès des femmes à l’éducation est très limité. Cependant, celles qui ont la chance de pouvoir étudier se tournent vers la traduction étant l’une des seules pratiques féminines socialement acceptables. Toutefois, elles restent longtemps anonymes et cachées derrière un pseudonyme masculin.

À partir du XVIe siècle, les choses commencent à changer. Elles osent apparaître sur leurs ouvrages classiques ou modernes et passent de moins en moins incognito !

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Marie de Cotteblanche (1520-1584) est la première traductrice à signer de son vrai nom. Elle étudie les langues, la philosophie, les sciences et les mathématiques. En 1547, elle traduit Coloquios y Diálogos, un texte du philosophe espagnol Pedro Mexía, en français. Sa traduction devenue célèbre est réimprimée 29 fois entre 1566 et 1643.

Cette profession, en plus d’être formatrice, apparaît comme un moyen pour les femmes de diffuser leurs propres écrits et de s’exprimer publiquement. Pour se faire connaître, elles rédigent également des préfaces et ajoutent des commentaires et des annotations paratextuelles.

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Traduire devient une voie privilégiée pour améliorer leur savoir en langue et en littérature et pour participer à la vie culturelle. Pour certaines traductrices, le métier leur permet de s’émanciper et d’avoir à la fois des revenus et un statut social. Pour d’autres, c’est aussi un « outil d’insertion » ! Elles l’utilisent comme preuve de leurs capacités intellectuelles, un moyen d’intégrer une élite où le « sexe faible » n’a pas sa place.

Émilie du Châtelet (1706-1749) en est l’exemple. Grand amour de Voltaire, mais pas seulement, cette femme savante est passionnée de physique et rédige du latin en français l’unique ouvrage traduit des Principes mathématiques de la philosophie naturelle d’Isaac Newton. Ses compétences sont alors reconnues jusque dans le milieu des sciences, pourtant très masculin. Cet exploit ouvre la porte à la physique moderne.

La place de la femme en traduction évolue donc au fil des siècles ; elle passe peu à peu de l’ombre à la lumière !

La retraduction comme renaissance des œuvres littéraires

La traduction participe à la communication et à la diffusion des œuvres littéraires. Ne répondant plus à un état donné de la langue, de la littérature et de la culture, certains textes nécessitent d’être repris. On parle alors de « retraduction ». Antoine Berman explique très bien ce phénomène dans son intervention intitulée La retraduction comme espace de la traduction, Palimpsestes, 4 | 1990, 1-7. :

 « Il faut retraduire parce que les traductions vieillissent, et parce qu’aucune n’est la traduction : par où l’on voit que traduire est une activité soumise au temps, et une activité qui possède une temporalité propre : celle de la caducité et de l’inachèvement. »

Évidemment, tous les ouvrages ne sont pas retravaillés et les grandes traductions se perpétuent tout comme leurs originaux.

Pour illustrer ces propos, quelques œuvres féministes du XXe siècle ont été retraduites pour s’adapter à leur époque ou pour améliorer les premières éditions. C’est le cas de l’ouvrage philosophique de référence de la féministe Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe. L’essai a ainsi été intégralement réécrit en anglais en 2009. Cette deuxième édition lui permet de retrouver la totalité du texte qui avait été erroné et tronqué de 20 % !

Autre exemple avec le pamphlet de Virginia Woolf. Cette fois, c’est non seulement l’œuvre, mais aussi le titre qui est retraduit. Ainsi, Une chambre à soi devient Un lieu à soi. Marie Darrieussecq, la « retraductrice » explique ce changement de cette façon :

« Ce n’est pas une bedroom, mais une room of one’s own ; pas une chambre à soi, mais une pièce, un endroit, un lieu à soi ».

La romancière anglaise y mentionne aussi Aphra Behn (1640-1689), dramaturge anglaise et traductrice du français vers l’anglais. Elle la considère comme la première femme de lettres à avoir vécu de sa plume et comme un modèle pour toutes celles qui désirent écrire.

Le métier de la traduction n’a jamais reçu un si bel hommage !

⏩ Découvrez également le portrait de Mary Wollstonecraft, pionnière du féministe anglais, également traductrice.

La traduction en tant que féministe

Nous l’avons vu, la naissance du féminisme au milieu du XIXe siècle, souligne un tournant dans la littérature et influence la traduction. Ce mouvement accentué et déterminé par les changements sociaux ainsi que par la politique de son époque devient alors une arme pour améliorer la condition de toutes les femmes dans la société. Leur ascension passe par la place du féminin dans la langue elle-même. Ces partisanes refusent donc de « parler masculin » et s’efforcent de « parler femme », jugeant le langage sexiste et portant les marques de la domination masculine.

Traduire en féministe, c’est offrir une lecture différente des textes connus, les repenser et les recontextualiser à des fins progressistes.

Mais c’est aussi se faire « passeuse » d’histoires et représenter les autrices oubliées. Noémie Grunenwald fait partie de ces femmes-là. Elle est traductrice des œuvres féministes de Bell Hooks, Dorothy Allison, Sara Ahmed ou Julia Serano, de l’anglais vers le français. Dans son essai paru en 2021 et intitulé Sur les bouts de la langue : traduire en féministe/s, elle explore les enjeux féministes de la traduction. C’est également un plaidoyer pour une langue vivante :

« Dans les mouvements féministes, il y a cette envie de créer la langue, l’adapter et se faire plaisir »

Enfin, certaines traductrices qui interviennent dans les textes, sont vues comme étant engagées et courageuses. C’est le cas des Américaines Carol Meier (1984) et Suzanne Jill Levine (1992) qui ont eu le cran de publier des commentaires sur leurs propres traductions, détruisant ainsi le machisme insoutenable des ouvrages d’auteurs cubains.

En somme, un grand nombre de traductrices talentueuses et accomplies se sont imposées et continuent d’apporter à leur travail une expertise et un engagement unique. Au XXIe siècle, le secteur est occupé en majorité par le sexe féminin. En 2020, la part des adhérentes de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) était de 79,5 %. En 2022, d’après un rapport publié par la Société française des traducteurs (SFT), 81 % des professionnels du secteur étaient des femmes. Des chiffres qui soulignent clairement leur place et leur évolution dans ce métier de l’écriture. Toutefois, le chemin est encore long, pour les autrices comme pour les traductrices. N’oublions pas que seules 17 femmes ont reçu le prix Nobel de littérature en 121 ans d’existence !

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Émilie Diaz pour Celles qui osent.

Sources :

« Comment la traduction a contribué à la libération des femmes », ActuaLitté, 10 novembre 2022

« The Second Sex, deuxième édition », Le Monde, 26 novembre 2009

« Virginia Woolf en France. », blog Le mot juste en anglais

« Épisode 1 : Traduire en féministe avec Noémie Grunenwald », podcast France Culture, 26 octobre 2021

« Le féminisme en traduction », Palimpsestes, p.117-133

La traduction est-elle une femme comme les autres ? – ou à quoi servent les études de genre en traduction ?, La Main de Thôt

« Les traducteurs dans l’histoire », ouvrage de Jean Delisle et Judith Woodsworth, Troisième édition

Rapport de l’enquête 2022 sur les pratiques professionnelles en traduction, SFT, juillet 2022

La situation socio-économique des traducteurs littéraires, ATLF, juillet 2020

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