Sofonisba Anguissola, une femme peintre italienne émancipée à la Renaissance

Comme de nombreuses femmes artistes, Sofonisba Anguissola, peintre maniériste italienne, reconnue et recherchée pour son talent par ses contemporains au 16ème siècle (le Cinquecento italien), est injustement tombée dans l’oubli après sa mort. Les artistes femmes de la Renaissance sont même parfois difficiles à trouver dans les rayons beaux-arts des librairies. C’est le cas de Sofonisba qui a pourtant mené une carrière exceptionnelle. En tant que noble, n’appartenant pas à une famille de peintres et vivant dans une société patriarcale, la carrière qu’elle a menée tient du prodige. C’est grâce à son talent précoce et à l’appui de ses parents qu’elle a acquis très jeune une grande réputation et l’estime de ses pairs et d’hommes puissants comme Léonard de Vinci, Michel-Ange ou encore le roi d’Espagne Philippe II. Innovante, elle est la première artiste à réaliser des autoportraits pour promouvoir son talent puis à devenir célèbre pour ses portraits psychologiques et plus tard pour ses peintures des plus grands d’Espagne et d’Italie. Tout au long de sa très longue vie elle mènera une carrière brillante et saura conserver une indépendance inouïe pour l’époque.

Une éducation humaniste à Crémone

Sofonisba Anguissola naît en 1532 à Crémone dans une illustre famille de la vieille aristocratie lombarde. Ses parents lui donnent le prénom d’une antique reine carthaginoise célèbre pour son courage et son héroïsme. Elle est l’aînée d’une fratrie de cinq sœurs et un frère, qui reçoivent de leurs parents, amateurs d’art, une éducation humaniste étonnamment moderne pour cette époque puisqu’ils encouragent les talents artistiques et littéraires de leurs filles : piano, dessin, peinture, latin, grec et danse. C’est rare à une époque qui cantonne les filles à la tenue du foyer. Les parents repèrent vite le talent de Sofonisba et l’envoient étudier la peinture vers treize ou quatorze ans, d’abord auprès de Bernardino Campi, peintre maniériste renommé à Crémone, puis auprès de Bernardino Gatti. C’est là que la jeune fille affirmera son goût pour le portrait et l’autoportrait. Ensuite, elle apprendra la miniature, alors très en vogue, à Parme auprès de Giulio Clovio mais aussi la calligraphie et la cryptographie. Non seulement elle deviendra vite une virtuose dans son domaine mais son père, noble influent, se fera l’impresario efficace de sa fille adorée. Pour cela il visera haut : le pape Jules III et le roi Philippe II d’Espagne, alors un des rois les plus puissants d’Europe.

Sofonisba Anguissola: femme peintre italienne de la Renaissance à la cour d’Espagne

Les liens entre le pouvoir espagnol et la noblesse italienne sont alors très étroits, faits d’échanges politiques et culturels. En 1559, Sofonisba a 25 ans quand le roi Philippe II d’Espagne l’invite à Madrid pour devenir professeure de peinture et dame d’honneur de sa deuxième épouse, la reine Elisabeth, fille du roi de France Henri II. Sofonisba, qui n’avait jamais vu la mer, embarque pour Barcelone avec d’autres courtisans. La peintre et la reine, toutes deux étrangères et séparées de leur famille, noueront des rapports d’amitié sincère. Elle est l’une des premières femmes à être choisie comme peintre de la famille royale espagnole mais jamais sous ce titre officiel parce qu’elle est une femme. Néanmoins, pendant vingt ans elle peindra de nombreux portraits de la famille royale et même, privilège suprême, du roi en personne. Elle sera considérée par la cour comme « l’une des artistes les meilleures au monde » et acquerra une indépendance rare à cette époque pour une femme célibataire. Elle quittera l’Espagne dix-sept ans plus tard, cinq ans après la mort de la reine. Elle continuera de peindre de nombreux portraits d’hommes et de femmes de la cour mais ne les signera pas toujours, ce faisant, la postérité les attribuera à des hommes le plus souvent.

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L’invention du portrait psychologique en peinture

Sofonisba est l’une des premières peintres à donner à voir les sentiments et la psychologie de ses modèles en peinture. Le grand Léonard de Vinci lui-même admire son travail qu’il qualifie de « miracle » pour sa ressemblance avec la réalité tant l’artiste réussit à pénétrer l’âme des sujets qu’elle peint. Elle est aussi pionnière dans la peinture de scènes de genre plaisantes et comiques. Son portrait au crayon de son petit frère, Asdrubale mordu par une écrevisse, suscitera l’admiration de Michel Ange car jamais un peintre avant elle n’avait représenté avec un tel réalisme l’expression de la douleur. D’ailleurs Le Caravage lui-même s’en inspirera dans un de ses tableaux de jeunesse. Ses scènes naturalistes aux personnages rieurs la rendront célèbre par leur rupture avec les conventions de l’époque dont la mode est aux portraits inexpressifs. Enfin, ses portraits sont novateurs et anticipent déjà les scènes de genre du XVIIème siècle car ils sont dynamiques : ses personnages semblent en mouvement et chargés d’émotions, comme dans sa célèbre toile naturaliste La partie d’échecs. Une autre particularité qui fait de Sofonisba Anguissola une avant-gardiste est son génie de la communication : ses autoportraits diffusés en Italie et en Espagne lui permettront judicieusement de se faire connaître partout en Europe et de faire carrière dans une société patriarcale qui ne laisse que peu de place aux femmes… Pour promouvoir son talent elle se met le plus souvent en scène sobrement vêtue de noir et entourée d’objets culturels : instruments de musique, livres, toiles, etc. Quinze à vingt autoportraits lui sont attribués aujourd’hui, c’est bien plus que ses confrères. Autre trait de génie : elle signera longtemps ses toiles de la mention Sofonisba Anguissola vierge de Crémone car elle a bien compris qu’ainsi elle s’assurait un réseau de relations dans une société patriarcale obsédée par la virginité des jeunes filles. Ces portraits seront aussi un moyen pour elle de s’affirmer par la conscience d’elle-même et d’affirmer son autonomie en se construisant une image et un nom.

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La maturité et la reconnaissance européenne

La renommée de Sofonisba s’étend très vite. Son contemporain Vasari, artiste et célèbre auteur d’un traité sur les peintres italiens de la Renaissance écrira qu’elle allie dilligenza et prontezza, que l’on peut traduire par « soin méticuleux » et « rapidité ». Ce sont là les deux qualités indispensables d’un grand artiste à la Renaissance. En 1573, Sofonisba épouse dans le cadre d’un mariage arrangé, Fabrizio de Moncada et quitte la cour d’Espagne. Elle accepte de bonne grâce le mariage car c’est le seul moyen de poursuivre sa carrière d’artiste indépendante. Elle a alors 41 ans, ce qui est très tard pour se marier, nouveau signe d’une incroyable modernité. Elle sera richement dotée par Philippe II qui lui restera éternellement reconnaissant pour ses services auprès de la famille royale. La fortune privée de Sofonisba est alors si importante qu’elle soutiendra sa famille après la mort de leur père. Même mariée, elle continuera de mener une vie très indépendante en Sicile car son mari, très souvent absent, la laisse libre de mener ses activités artistiques. Elle aura une riche vie sociale et exercera même pendant quelques mois les fonctions de gouverneur de la principauté à la place de son mari décédé en 1578 lors d’un voyage en mer. L’année d’après elle décide de rentrer à Crémone et là, sur le navire qui l’emmène sur le continent, elle a un véritable coup de foudre pour le capitaine du bateau, de vingt ans son cadet, Orazio Lomellini, fils naturel d’un noble gênois. Une avarie ayant contraint le bateau à accoster à Livourne, elle l’épousera à Pise pendant cette escale. Elle a 47 ans et lui 32. Elle l’épouse contre l’avis de sa famille et du roi d’Espagne. Rien ne la fera renoncer et elle écrira à ceux qui essaient de la dissuader que « les mariages se font d’abord au ciel et ensuite sur terre », histoire de dire que rien ne peut aller contre le destin. Sofonisba continuera de peindre et de mener une riche vie sociale. À la fin de sa vie, devenue aveugle, elle cessera de peindre mais continuera de prodiguer des conseils aux jeunes peintres venus lui rendre visite, comme le flamand Antoine Van Dyck, émerveillé par la vivacité d’esprit de Sofonisba et sa main « qui ne tremblait pas du tout ».

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Elle s’éteindra en 1626, à 92 ans, après une vie marquée par la gloire et une extraordinaire indépendance pour une femme de son époque. On pourrait dire aujourd’hui que Sofonisba est une self-made woman à la vie incroyablement moderne : elle est devenue une star du portrait à son époque, elle a vécu et travaillé de façon indépendante à la cour du roi le plus puissant de l’époque, avant d’épouser en secondes noces, envers et contre tous, l’homme de son choix. Dans un monde d’hommes, elle a su par son talent et son intelligence se faire une place de choix et acquérir indépendance, richesse et pouvoir à une époque où les hommes tendaient à évincer les femmes des fonctions de responsabilité et de nombreux métiers.

Géraldine Vignaud, pour Celles qui Osent

 

Sources :

Femme de pinceaux, Sofonisba Anguissola, une artiste maniériste (XVI°- XVII° siècle) Florence Chantoury- Lacombe (2021)

La civilisation de la Renaissance en Italie, Jacob Burckhardt (2012)

Les autoportraits de Sofonisba Anguissola, femme peintre de la Renaissance, Italie [en ligne] (1999).

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