Viola Smith, pionnière de la batterie et défenseure des musiciennes

Viola Smith s’est éteinte paisiblement dans son sommeil en octobre 2020, quelques semaines avant son cent huitième anniversaire. Le nom de cette pétillante vieille dame ne vous évoque peut-être rien, car les temps modernes l’ont oubliée. Pourtant, dès les années 1930, Viola Smith est une pionnière dans le monde masculin des big bands et des orchestres de jazz. Derrière sa batterie, elle bouscule beaucoup d’idées reçues et construit une formidable carrière, ouvrant la voie à de nombreuses musiciennes. Laissez-moi vous raconter la vie passionnante de « la batteuse la plus rapide du monde ».

Les premiers pas d’une musicienne dans le Smith Sisters Orchestra

Cette histoire commence aux États-Unis en novembre 1912. Viola Smith voit le jour dans une petite ville du Wisconsin. Sa mère est femme au foyer et son père tient une auberge et une salle de bal. Il est également musicien professionnel et croit aux valeurs éducatives de la musique pour ses enfants.

Viola, ses sept sœurs et deux frères grandissent donc dans un univers familial où la musique joue un rôle essentiel. Dès cinq ans, les enfants commencent la pratique musicale. M. Smith est un professeur exigeant. Mais Viola supporte volontiers ces longues séances qui lui permettent d’échapper aux tâches ménagères !

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Au début des années 1920, M. Smith compose un orchestre exclusivement féminin avec ses huit filles. Viola, âgée de 13 ans, est chargée de jouer de la batterie et elle remplit ce rôle avec ferveur. Une vocation vient de naître au sein du Smith Sisters Orchestra.

L’orchestre familial se produit dans l’établissement de M. Smith. Puis il joue dans les théâtres des villes environnantes et anime des mariages et des foires locales. Dans l’Amérique des années 1920, ce groupe composé de jeunes musiciennes est une curiosité, voire même une attraction.

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Néanmoins, sa notoriété grandit rapidement et dépasse peu à peu les frontières de l’état. Durant les années 1930, ce big band atypique participe régulièrement à des tournées et enregistre des concerts radiophoniques à Chicago. En 1936, le Smith Sisters Orchestra remporte un concours de talents devant un orchestre masculin. Il accède alors à une grande tournée nationale au sein d’une revue.

Les débuts d’une longue carrière de batteuse professionnelle

À la fin des années 1930, plusieurs sœurs de Viola quittent l’orchestre familial, marquant la fin du Smith Sisters Orchestra.

Viola rebondit rapidement. Dès 1938, elle fonde The Coquettes, un nouveau groupe féminin avec sa sœur Mildred. Viola recrute de talentueuses musiciennes et confie le rôle de chef d’orchestre à une autre femme, Frances Carroll.

Pendant quatre ans, Frances Carroll and Her Coquettes connaît la célébrité. Le big band joue dans les meilleures salles de l’Est et du Midwest des États-Unis et il se produit plusieurs fois à New York. Dans le même temps, Viola Smith acquiert une grande notoriété. Sa virtuosité et sa maîtrise des percussions sont remarquées au point d’apparaître en couverture du magazine Billboard en 1940.

Mais la décision de Mildred de se marier et d’abandonner sa carrière de musicienne stoppe cet élan. Viola s’installe alors à New York en 1942. La mégalopole l’attire et les clubs de jazz de la 52e Rue promettent de nombreuses opportunités à la batteuse professionnelle en quête de travail.

La consécration dans un big band féminin

Elle rejoint finalement un autre big band féminin, The Hour of Charm qui remporte un véritable succès commercial et populaire. Et la batteuse connaît la consécration pendant les douze années passées au sein du groupe. Elle apparaît ainsi à plusieurs reprises dans le show télévisé d’Ed Sullivan et en couverture du magazine Variety. Elle joue lors de l’investiture du président Truman en 1949. Viola se produit avec Ella Fitzgerald et Chick Webb, mais également avec des orchestres symphoniques. Elle enregistre des musiques de film et reçoit le soutien de marques renommées comme Zildjian et Ludwig Drums.

Mais les années 1950 marquent la fin de l’engouement pour les big bands. En 1954, Viola Smith quitte The Hour of Charm. Elle poursuit sa carrière avec son propre groupe dénommé Viola et Her Seventeen Drums. Au cours des années 1960, elle intègre le Kit Kat Band dont s’inspire la comédie musicale Cabaret. Elle joue dans la production originale à Broadway en 1966 avant de prendre sa retraite. Elle continue néanmoins à se produire régulièrement jusqu’à 90 ans.

En 2012, elle quitte New York et s’installe à Costa Mesa en Californie. Son âge avancé ne freine pas sa passion pour la batterie. Et, à 106 ans, elle jouait fréquemment au sein du Forever Young Band avant que la maladie d’Alzheimer ne l’emporte.

Une pionnière surnommée « la batteuse la plus rapide du monde »

Au fil de cette riche carrière, Viola Smith fait véritablement figure de pionnière. Première batteuse professionnelle dans le milieu du jazz, elle a traversé avec succès plusieurs époques musicales et s’est imposée sur un instrument réservé jusque-là aux hommes.

Elle est considérée comme une musicienne surdouée. Mais elle n’a jamais cessé de travailler et de créer afin de gagner sa place au sein des orchestres.

Ainsi, son apprentissage de la batterie commence dès l’enfance avec un cousin, batteur professionnel. Puis, elle suit des cours avec des percussionnistes rencontrés lors des tournées avec l’orchestre familial. Plus tard, à New York, elle perfectionne sa technique et son interprétation en devenant l’élève de Billy Gladstone, batteur légendaire et virtuose de la caisse claire. En 1948, elle enrichit son jeu grâce aux percussions classiques et elle obtient une bourse pour étudier les timbales dans la prestigieuse Juilliard School de New York.

Musicienne accomplie, elle innove et impressionne derrière son ensemble de percussions. En effet, malgré sa petite stature, elle joue énergiquement non seulement sur une batterie complète, mais également sur un vibraphone, sur deux timbales et deux tam-tams. Et son talent s’exprime pleinement lors de solos parfaitement orchestrés.

Son sens du swing et sa maîtrise technique lui valent le surnom de « batteuse la plus rapide du monde ». Ils lui permettent surtout de s’imposer et de gagner sa vie dans un milieu musical dominé par les hommes.

Viola Smith, porte-parole des musiciennes

Le succès de la batteuse américaine est également le fruit d’une remarquable force de caractère.

Ainsi, elle est régulièrement confrontée au regard curieux des spectateurs alors qu’elle évolue dans des orchestres féminins considérés comme des bizarreries. Elle doit ensuite démontrer qu’elle est capable de jouer d’un instrument perçu comme intrinsèquement masculin pour pouvoir travailler. Et puis, il faut continuellement affronter le sexisme des musiciens et des critiques.

Alors, en 1942, Viola Smith publie un éditorial intitulé « Donnez une chance aux musiciennes ! » dans le magazine Down Beat.

La Seconde Guerre mondiale fait rage et les rangs des orchestres sont clairsemés, car de nombreux musiciens ont été enrôlés dans l’armée. Dans ce contexte, pourquoi ne pas laisser les femmes prendre la place des hommes comme elles le font dans les usines notamment ? N’est-ce pas l’occasion de mettre fin à cette discrimination dans le milieu musical ?

L’artiste argumente en faveur des musiciennes : elles maîtrisent parfaitement leur instrument, elles sont aussi talentueuses et créatives que les hommes. Quant à l’endurance nécessaire aux longues tournées, le mythe de la femme fragile est dépassé. Et elle conclut par un cinglant : « Pensez-y, les garçons.»

Cet article amorce un débat passionné. Mais, l’appel de Viola Smith a peu d’impact. Elle a néanmoins ouvert une voie aux musiciennes.

Une source d’inspiration pour toutes les musiciennes

La première batteuse de l’histoire du jazz n’a jamais caché son étonnement face à l’intérêt suscité encore aujourd’hui par sa carrière. À ses admiratrices, Viola répondait que son parcours au sein d’orchestres féminins lui avait permis d’être entendue et de gagner sa vie en assouvissant sa passion pour la batterie.

Quant à son action pour défendre les musiciennes, elle ne s’est jamais présentée comme une artiste militante. Elle visait simplement à attirer l’attention sur ses talentueuses consœurs en quête de travail et de reconnaissance.

Quatre-vingts ans après la publication de cet éditorial, de nombreuses batteuses se sont imposées dans tous les styles musicaux : Pauline Braddy, Honey Lantree, Cindy Blackman, Sheila E., Allisson Miller, Terry Lyne Carrington, Karen Carpenter, etc. Il y a sans doute moins d’obstacles sur le parcours d’une musicienne professionnelle, mais la discipline demeure dominée par les hommes.

Il reste beaucoup à faire pour que le talent des batteuses soit justement reconnu et que leur production trouve l’écho mérité dans l’industrie musicale.

Dans ces conditions, l’appel de Viola Smith semble toujours d’actualité. Et son héritage constitue une importante source d’inspiration pour toutes les musiciennes modernes face aux difficultés rencontrées dans l’exercice de leur art.

Frédéric Canet pour Celles qui Osent

Sources :

« Women Drummers : A History from Rock and Jazz to Blues and Country » – Angela Smith – Rowam & Littlefield Publishers – Avril 2014

« Viola Smith, fastest girl drummer in the world, dies at 107 » – The New York Times – Alex Vadukul – 06/11/2020

« Pioneering drummer Viola Smith Has died aged 107 » – Music Radar – Stuart Williams – 23/10/2020

« Celebrating the life and legacy of pioneer drummer Viola Smith » Tom Tom Mag – Rebecca DeRosa – 27/10/2020

« Pioneering drummer Viola Smith was an advocate for the rights of all women musicians » – Down Beat – Cree McCree – 13/11/2020

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