Des années 1920 à la fin des années 70, de très nombreuses femmes ont pu accéder aux emplois de bureau (et à une autonomie financière) grâce à un procédé de tachygraphie : la sténographie. Formée de signes propres, cette écriture abrégée permet de noter la parole à la vitesse de prononciation normale. Dans le podcast « La sténo, l’écriture secrète des femmes », produit par Arte Radio, Clara Blein-Renaudot enregistre ses discussions avec des sténodactylos à la retraite, qui racontent ce qu’a été leur métier. Elles dévoilent aussi comment elles ont parfois utilisé la sténo comme une écriture secrète, sorte de « langage codé », pour tenir leurs journaux intimes… Après l’écoute de ce podcast, Celles qui osent s’est interrogé : la sténographie a-t-elle été un outil de libération ou de soumission des femmes ?
La sténographie : une écriture abrégée
La sténographie, c’est un petit peu l’ancêtre du langage SMS, mais avec un crayon et du papier. Cette technique d’écriture rapide permet de rédiger à la vitesse de la parole.
Associant plusieurs procédés de simplification et d’abréviations, ce procédé de tachygraphie composé de lignes, de traits, de courbes ou de petits points ressemble presque à des hiéroglyphes. Plusieurs méthodes existent (Duployé, Bertin, Prévost, Delaunay, Cossard…) pour transcrire phonétiquement la parole. Chaque son est représenté par un signe.
On écrit de gauche à droite et chaque mot est représenté par un symbole : un sténogramme. Les voyelles ne sont pas représentées, sauf celles en début ou en fin de mot. Maîtriser la sténographie nécessite plusieurs mois d’apprentissage et beaucoup d’entraînement. Difficile de transcrire fidèlement ce qui a été dit oralement, sans crispation ni précipitation…
La sténo, l’écriture rapide des employées de bureau
Initialement, la sténographie est réservée à une élite masculine
Les systèmes d’écriture rapide remontent à l’ère avant Jésus-Christ ; les scribes égyptiens adoptent l’écriture hiératique, plus rapide à graver sur les tablettes que les hiéroglyphes, et au Moyen Âge, les scribes emploient des abréviations dans leurs manuscrits.
Initialement, la sténographie est un art noble, réservé à une élite : aux hommes de lettres et d’Église. Comme l’explique la sociologue Delphine Gardey dans son essai La dactylographe et l’expéditionnaire : histoire des employés de bureau, 1890-1930, la sténo est au 17e et au 18e une technique intellectuelle pratiquée par les poètes, les savants, les hommes politiques pour prendre des notes. Jusqu’à la fin du 19e, les professions de bureaux sont occupées exclusivement par des hommes ; le secrétaire est l’homme de confiance, celui qui garde les secrets du patron.
Avec la bureaucratisation des entreprises, les femmes sont massivement recrutées
L’essor de la sténographie auprès des femmes est lié au phénomène de bureaucratisation des entreprises. Avec l’arrivée de la machine à écrire, la production des écritures s’accélère et l’on recrute massivement des femmes de classes moyennes ou bourgeoises pour effectuer ses tâches. Les femmes, comme destinées au clavier, sont orientées vers les machines à écrire. Pour les convaincre, on utilise l’analogie avec le piano : taper à la machine à écrire, c’est comme faire des gammes.
Ainsi, tout au long du 20e siècle, les emplois de bureaux deviennent des postes presque exclusivement féminins. Les secrétaires prennent des notes en sténo puis les mettent « au propre » à la machine à écrire : elles maîtrisent donc deux techniques : ce sont des sténodactylos.
Au fur et à mesure que les emplois de bureaux se féminisent, les conditions de travail se détériorent. Elles sont de moins en moins bien payées ; les promotions diminuent. Les pools dactylographiques apparaissent ; le travail est taylorisé, les tâches sont répétitives, minutées, surveillées par une cheffe. Ce métier devient un « job sans promotion », où l’on reste dans la même catégorie d’emploi pour la vie ; soit, en bas de l’échelle sociale. (Pourtant, lorsque l’on est issu d’une famille ouvrière ou paysanne, ce métier continue malgré tout d’être enviable.)
La sténographie, outil de soumission des femmes
Ce métier a été idéalisé par certaines jeunes filles, sous l’influence de la télévision. En effet, le cinéma américain ou les séries de films télévisés des années 40-50 ont entretenu le fantasme de la secrétaire personnelle, belle et coquette, qui n’aspire qu’à épouser son patron. (Et qui ne travaillera donc plus après). Ce cliché est loin de valoriser la femme libre et indépendante…
La sténo, métier quasi-exclusivement féminin, est un poste ambigu, où les femmes doivent être à la disposition du patron, corvéable, à leur bon vouloir. Parfois, elles doivent faire face aux exigences, aux caprices et même aux avances de leurs patrons. Tiraillées entre être à disposition du patron tout en étant disponibles pour leurs familles, elles manquent de reconnaissance. Une grande revendication du syndicalisme féminin sera de réduire la durée de temps de travail, car les femmes qui travaillent doivent effectuer une double journée, en assumant généralement toutes les tâches du foyer (qui leur incombent).
La sténographie, outil de libération des femmes
Dès les années 50, devenir secrétaire est un but pour de nombreuses jeunes filles qui rêvent de s’émanciper. Être employée de bureau est le job idéal pour celles qui ne veulent pas entreprendre de longues études, tout en ayant l’assurance d’obtenir un travail rapidement. À seulement 16 ans, beaucoup de jeunes femmes commencent déjà à travailler.
La sténographie est une écriture que tout le monde (et plus particulièrement les hommes) ne sait pas déchiffrer. Celles qui maîtrisent et comprennent cette écriture secrète peuvent y trouver un espace de liberté. Grâce à la sténo, elles « vident leurs sacs » après une dure journée de travail, en écrivant dans leurs carnets ou leurs journaux intimes, sans craindre d’être lues. (c’est aussi le moyen idéal de cacher les rendez-vous galants à leurs parents…)
À partir des années 80, avec l’arrivée des dictaphones dans les bureaux, le développement de l’informatique et des télécommunications, la sténo disparaît peu à peu et finit par ne plus être enseignée. Malgré tout, les sténographes occupent encore une place importante dans l’appareil judiciaire, pour transcrire les audiences et les interrogatoires hors cour. Même si le métier de dactylo-sténographe consistait à être à la disposition d’un patron, cela a été un levier d’émancipation pour de nombreuses femmes. Elles ont trouvé dans la sténo un moyen d’expression propre et la possibilité de gagner un salaire à soi (mieux payé qu’à l’usine), après de courtes études. En goûtant à la liberté d’avoir un travail, de nombreuses femmes se sont également affranchies de leurs maris en passant leur permis de conduire…
Violaine Berlinguet — Celles qui Osent
À écouter : le podcast « La sténo, l’écriture secrète des femmes », produit par Arte Radio, écrit par Clara Blein-Renaudot, qui mêle à la fois ses témoignages inédits, un entretien avec la sociologue Delphine Gardey, des archives sonores et son propre apprentissage de la sténo.
À découvrir également, notre article sur Les vertus de l’écriture thérapeutique sur le corps et l’âme, ou Comment améliorer son écriture manuscrite ? Les 3 étapes pour y parvenir.
1 Comment
[…] entre le Chili et la France vont ponctuer la vie de la jeune femme qui entreprend des études de sténographie — Écriture abrégée qui permet de noter la parole à la vitesse de prononciation normale —. […]