Musidora : l’audace d’une icône féminine dans l’âge d’or du cinéma
Au tournant du XXe siècle, une figure unique émerge dans le monde du cinéma muet français : Musidora, une femme indépendante, une artiste libre, totale. Elle devient une icône incontestée, la muse des films de Louis Feuillade, et bien plus encore. Ses grands yeux charbonneux et sa silhouette féline fascinent tant les intellectuels d’avant-garde que le public.
Connue comme vedette, Musidora est aussi réalisatrice, productrice et écrivaine, une créatrice polyvalente excellant dans de nombreux domaines artistiques. Mais comment cette femme extraordinaire, de son vrai nom Jeanne Roques, est-elle devenue une telle figure emblématique de la Belle Époque ? Plongeons dans l’univers captivant de Musidora pour découvrir comment son héritage perdure dans le cinéma.
L’icône inoubliable du cinéma muet
Pionnière du 7e art, Musidora est tout d’abord une danseuse de music-hall, dotée d’un solide bagage culturel.
L’éclosion d’un mythe
Musidora naît Jeanne Roques en 1889 à Paris, au cœur d’un foyer imprégné d’art, de modernité et de valeurs de liberté. Son père, compositeur, et sa mère, femme de lettres, l’ont élevée dans un environnement où la création et le débat engagé occupent une place centrale. Lui, théoricien du socialisme, est également d’origine anarchiste espagnole. Elle, militante féministe, a fondé un journal, Le Vengeur.
Au départ, Jeanne se lance dans des études de peinture, de piano… Mais c’est sur les planches qu’elle choisit d’exprimer sa créativité et sa passion. Elle évolue au sein des revues parisiennes, de ses débuts aux Folies Bergère jusqu’aux prestigieuses scènes de La Cigale et du Moulin Rouge. Inspirée par le roman Fortunio de Théophile Gautier, elle adopte le pseudonyme de Musidora pour se produire dans les grands cabarets. Elle a d’ailleurs partagé le même plateau que Colette, une collaboration qui a donné naissance à une intense amitié entre les deux femmes.
L’opportunité de conquérir le cinéma se présente lorsqu’un œil aiguisé la repère aux Folies Bergère. Louis Feuillade, réalisateur de renom travaillant pour la société Gaumont, est immédiatement séduit par ses atouts. Ses grands yeux noirs soulignés de khôl, son teint diaphane, sa souplesse et ses tenues exotiques en font la vedette idéale pour ses futurs films. Son regard magnétique et son jeu à la fois énigmatique, sobre et provocateur, captent toute l’attention du spectateur.
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Femme fatale et muse
Louis Feuillade confie à Musidora le rôle de l’irremplaçable Irma Vep (anagramme de vampire) dans son serial à succès, Les Vampires (1915). Elle apparaît pour la première fois dans le troisième épisode, « Le Cryptogramme rouge ». Musidora incarne une sensualité provocante et une cruauté magnétique, avec sa combinaison noire moulante, son teint pâle, ses grands yeux sombres cerclés de khôl. Son personnage inquiétant est membre d’une société secrète criminelle qui donne son nom à l’œuvre. Le triomphe est immédiat en cette période de Première Guerre mondiale, où les spectateurs avaient besoin de divertissement.
Le réalisateur ne s’arrête pas là et fait briller sa muse avec une nouvelle série cinématographique, Judex (1916). Elle y interprète cette fois Diana Monti, une aventurière intrépide et distinguée. Cette dernière n’hésite pas à se mettre en danger, à se présenter en caleçon de bain ou à s’habiller en homme. Femme courageuse et en avance sur son temps, elle se lance dans des missions périlleuses sans vaciller.
Musidora devient l’égérie des surréalistes, et attire l’admiration d’André Breton et Louis Aragon, qui lui écrivent une pièce, Le Trésor des Jésuites (1928). Le texte est conçu à sa gloire et illustre l’influence de l’artiste sur le mouvement Dada.
Si elle incarne à la perfection l’essence de la première vamp, son impact va bien au-delà. Elle personnifie une époque de liberté et de provocation, une femme moderne qui ose. Breton voit en elle l’image de la beauté contemporaine. Elle est également la muse de Pierre Louÿs, avec qui elle entretient une relation amoureuse passionnée.
Musidora : une artiste libre du grand écran aux multiples facettes
Musidora devient une icône emblématique des cercles de l’avant-garde parisienne, une muse éternelle et une personnalité émancipée du XXe siècle. Bien qu’elle incarne aux yeux de tous un archétype érotique, la femme fatale, tous ses films sont l’occasion pour elle de s’initier au cinématographe, cet art récent qui la fascine.
Réalisatrice et productrice
La passion de Musidora pour le cinéma l’a amenée non seulement devant la caméra, grâce à Louis Feuillade et Germaine Dulac, mais aussi derrière. Ses débuts dans la réalisation ont été marqués par des adaptations des œuvres de son amie Colette, celle qu’elle appelle sa « Grande Protectrice » : Minne en 1916 et La Vagabonde en 1917.
Par la suite, elle s’est aventurée en Espagne, où elle a dirigé quatre films. Malgré sa notoriété, un co réalisateur lui est presque systématiquement imposé. Elle a pourtant un regard critique sur le langage cinématographique, les innovations, et écrit dans des revues depuis 1915. Il faut préciser qu’avant elle, seules deux femmes ont pu passer derrière la caméra en France : Alice Guy dès 1986 et Germaine Dulac à partir de 1915.
Musidora comprend alors la nécessité d’être autonome financièrement et crée la Société des Films Musidora en 1919. Elle tourne Vicenta, réalisé au Pays basque espagnol. Puis elle enchaîne avec une nouvelle adaptation de Colette, La Flamme cachée, où elle expérimente des procédés modernes, comme les ellipses.
Un langage cinématographique moderniste
En 1920, sur le tournage de Pour Don Carlos, Musidora tombe sous le charme d’un torero, Antonio Cañero. Elle partage alors son existence entre la France et l’Espagne, où elle reçoit un accueil digne des plus grandes stars. C’est là qu’elle donne vie à ses films les plus uniques et intimes, s’inspirant de la passion qu’elle entretient avec son amant.
Sol y Sombra (1922) est considéré comme son film le plus abouti d’un point de vue cinématographique. Dans ce drame où deux femmes se livrent une lutte acharnée pour conquérir l’amour d’un torero, Musidora tient les deux rôles principaux. Avec ses jeux de lumière contrastés, ses cadrages épurés, et ses prises de vue en extérieur, dans un style presque documentaire, l’approche est étonnamment moderne.
Musidora ira encore plus loin dans l’écriture documentaire avec son œuvre suivante, La Tierra de los torros. Il s’agit d’une mise en abyme, où la cinéaste se rend en Andalousie pour filmer une chronique sur les taureaux. On y trouve des mélanges de fiction et d’images de reportages, de théâtre, de danse, tout en plongeant le spectateur dans la vie tauromachique. Le projet reposant sur la relation avec Antonio Cañero, il cesse lorsque le torero rompt avec Musidora.
Une femme d’exception, engagée et féministe
En 1926, Musidora, ruinée par ses tournages et brisée sentimentalement, rentre en France. Elle se marie avec un ami d’enfance, s’installe en Champagne et donne naissance à son fils. Elle met plus ou moins fin à sa carrière cinématographique, mais n’abandonne pas ses ambitions créatrices et retourne sur les planches.
Écrivaine, peintre, dessinatrice, chanteuse
Musidora est restée dans les esprits une légende du cinéma muet. Elle est en fait une artiste polyvalente. Elle explore divers domaines en tant qu’écrivaine, peintre et chanteuse. Toute sa vie, elle dessine et perfectionne ses dispositions naturelles en étudiant au Cours Frémiet et à l’Académie Julian. Son fils Clément Marot a d’ailleurs légué des dizaines de documents inédits à l’association des Amis de Musidora, des œuvres fascinantes de modernité qui sont autant de témoignages de ses activités de créatrice et de famille.
Grâce au soutien de ses amis Pierre Louÿs et Colette, elle rédige des romans, des poèmes et des pièces de théâtre, tout en exerçant son talent de chanteuse et d’autrice de chansons réalistes. Elle est notamment l’écrivaine de Arabella et Arlequin (1928), de Paroxysmes (1943), inspiré de son histoire d’amour espagnole, et d’un recueil de poésies, Auréoles (1940). Son art ne se limite pas à l’écran, et elle laisse derrière elle un riche héritage créatif, avec des œuvres singulièrement innovantes.
Femme libre
Artiste totale, Musidora a su imposer sa personnalité libre et indépendante dans le milieu très masculin du cinéma. Portée par son esprit d’initiative et son ambition inventive, cette créatrice passionnée a inspiré de nombreuses artistes. Elle est devenue dans les années 1970 un symbole pour les féministes, et a donné son nom à un collectif de réalisatrices engagées. Ce groupe a été à l’origine du premier Festival international de films de femmes en France, à Créteil, dans le but de promouvoir un 7e art féminin. Lors de l’édition 2023, un hommage à Musidora a d’ailleurs été programmé.
Engagée dans l’art, Musidora l’est aussi politiquement. Pendant la Grande Guerre, elle est marraine des aviateurs, et correspond avec une trentaine de pilotes. Elle a ensuite déposé ces lettres à la Cinémathèque française.
Historienne du cinéma
En effet, dès 1944, Musidora s’associe à Henri Langlois pour la création de la Cinémathèque française. Elle devient la cheville ouvrière du Service de la documentation et des relations avec la presse, et elle anime avec passion la Commission de recherches historiques. Son carnet d’adresses est une mine d’informations. Elle œuvre sans relâche pour rassembler les souvenirs et les témoignages des pionniers du 7e art.
« L’histoire du Cinéma se classe et s’inscrit, pour ceux qui voudront l’étudier, comme il se doit, et s’y intéresser comme il le mérite. »
(Musidora)
Elle y dépose ses précieuses œuvres et une considérable part de ses archives. Elle donne ainsi naissance à une démarche de préservation et de documentation de l’Histoire du cinéma à laquelle elle avait elle-même activement participé. Sa proximité avec les plus grands noms du film muet, tant les réalisateurs que les techniciens, fait d’elle une véritable encyclopédie vivante de cette époque révolutionnaire du 7e art. Plus d’un siècle après ses débuts, en 2020, un hommage mérité lui est rendu à la Cinémathèque française, dans les lieux qu’elle avait contribué à faire éclore, et dans lesquels elle a travaillé jusqu’à sa mort en 1957.
Star incontestée, réalisatrice d’une dizaine de films, écrivaine, nouvelliste, historienne de l’industrie cinématographique, Musidora reste à jamais une figure emblématique de l’évolution du 7e art naissant et une gardienne précieuse de ses souvenirs. Encore aujourd’hui, la silhouette intrigante d’Irma Vep continue d’inspirer les auteurs. Ainsi, Olivier Assayas, en 1996, donne ce rôle de femme fatale à l’actrice Maggie Cheung. Quant à Arnaud Delalande et Nicolas Puzenat, en 2022, ils ont choisi de narrer l’épopée de cette muse aux mille vies en bande dessinée, dans Musidora, Elle était une fois le cinéma. Une occasion de redécouvrir le parcours exceptionnel d’une artiste qui ne l’était pas moins !
Découvrez également la vie incroyable d’Alice Guy, pionnière oubliée du 7e art.
Sources
CNC, Musidora, une « artiste totale »
Marién Gomez Rodriguez, Upopi, Musidora, actrice et réalisatrice du cinéma muet
La Belle Équipe, Colette et le cinéma muet, souvenirs de Musidora (L’Écran Français 1950)
CNC, La 51e rencontre cinéma de Marcigny célèbre trois icônes françaises du cinéma muet
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