La fidélité : vestige d’un ordre social sous surveillance ?
La fidélité conjugale est souvent présentée comme un impératif moral, une règle indiscutable qui transcenderait les âges et les civilisations. Pourtant, à bien y regarder, cette apparente évidence révèle des aspérités, des zones d’ombre qui en disent long sur la façon dont les sociétés ont organisé le contrôle du corps féminin.
Comme le souligne la sociologue Michèle Ferrand, la fidélité ne s’est pas imposée comme une norme naturelle, mais a été pétrie, sculptée par des siècles d’organisations patriarcales cherchant à verrouiller la sexualité des femmes.
L’exigence de la fidélité façonnée par l’obsession du lignage
L’idée de fidélité n’a jamais été qu’une affaire de sentiments. Son ossature repose sur des préoccupations bien plus triviales, relevant du droit successoral, de l’économie domestique et de l’impératif de filiation. Avant l’essor des techniques contraceptives, s’assurer de l’exclusivité sexuelle de son épouse constituait la seule manière pour un homme de garantir que l’enfant né de leur union était bien le sien. L’amour importait peu ; ce qui comptait, c’était la transmission du patrimoine, la pureté du lignage.
Dans cette perspective, la fidélité féminine n’était ni un idéal ni une vertu, mais une nécessité pratique. Le doute quant à l’origine biologique d’un héritier aurait pu fissurer l’édifice familial, fragiliser les alliances, menacer la stabilité d’un empire domestique. Il s’agissait donc d’un contrôle stratégique, un verrouillage méthodique du corps des femmes sous couvert d’un discours moral.
La sacralisation de l’interdit : un instrument religieux et légal
Les grandes doctrines monothéistes ont consolidé cette surveillance en drapant l’adultère dans un lexique de l’opprobre. Judaïsme, christianisme et islam ont tous érigé l’infidélité féminine en faute cardinale, appelant la condamnation, parfois la lapidation. Une femme qui se soustrayait à l’injonction d’exclusivité risquait la répudiation, l’ostracisation, voire la mise à mort dans certaines sociétés.
Dans les cours européennes du XVIIIe siècle, des hommes enchaînaient maîtresses et liaisons sans que leur statut n’en pâtisse, tandis que les femmes infidèles devaient se terrer, se faire oublier, endurer des châtiments légaux ou sociaux. En France, jusqu’en 1975, un mari trompé pouvait invoquer l’adultère de son épouse pour obtenir le divorce à ses torts exclusifs. Il fallu attendre des décennies pour que cette inégalité soit gommée des textes de loi.
La fidélité s’est ainsi inscrite dans la structure même des institutions, entre l’autel et le tribunal, entre l’opprobre public et les chambres closes où se nouaient les pactes d’héritage.
Une morale encore à géométrie variable
Les révolutions féministes et l’évolution des mœurs ont fissuré ces carcans, mais certaines séquelles restent profondément ancrées. Aujourd’hui encore, une femme infidèle est plus violemment jugée qu’un homme dans la même situation. Là où l’homme volage est excusé, vu comme une créature soumise à ses pulsions, la femme infidèle est perçue comme une transgresseuse impardonnable, une « perverse narcissique », une « briseuse de ménage ».
Cette dichotomie n’a rien d’anodin. Elle traduit une persistance des vieux schémas où la fidélité féminine est censée garantir l’ordre social, tandis que les hommes conservent le privilège de l’écart, de l’égarement toléré.
Il devient alors impératif de réinterroger ce dogme, non pour le balayer d’un revers de main, mais pour en dénouer les fils, comprendre ce qui relève du choix personnel et ce qui relève de l’assignation sociale. Comme l’explique Irène Théry, déconstruire la fidélité ne signifie pas abolir toute forme d’engagement, mais permettre à chaque couple de négocier ses propres termes, loin des impératifs de genre hérités du passé.
Les formes contemporaines de relations amoureuses illustrent déjà cette mutation. Le polyamour, les unions ouvertes ou les modèles relationnels plus flexibles montrent que l’exclusivité sexuelle n’est pas le seul gage d’un amour sincère. Ce qui importe, c’est la loyauté, la transparence, le respect mutuel. Dans certains couples, la fidélité prend la forme d’un pacte d’exclusivité ; dans d’autres, elle repose sur une honnêteté absolue sans nécessité de monogamie stricte.
Il ne s’agit pas d’imposer une nouvelle norme, mais de sortir d’une vision réductrice où la fidélité serait une prison dorée plutôt qu’un engagement librement consenti.
Sortir de l’imaginaire culpabilisant de la fidélité
On nous apprend dès l’enfance que l’amour « véritable » doit être exclusif. Ce dogme, ancré dans les contes de fées et les récits romantiques, crée une vision binaire de la relation amoureuse : la fidélité absolue ou la trahison irrémédiable. Or, la réalité est bien plus nuancée. L’amour peut survivre à l’infidélité, et la fidélité elle-même peut prendre des formes variées.
Les sociétés évoluent, et avec elles, les modèles de couple. Mais le poids des siècles ne s’efface pas en une génération.
Déconstruire la fidélité ne signifie pas la rejeter en bloc, mais lui restituer son caractère de choix.
Ce n’est qu’en interrogeant ses racines historiques, ses mécanismes sociaux, que nous pourrons la réinventer, en dehors des injonctions patriarcales.
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