Undark, la peinture mortelle des filles irradiées

Quand Marie et Pierre Curie découvrent en 1898 le radium, métal blanc semblable à du gros sel de cuisine, personne n’en soupçonne encore le danger. Le « radium », du latin « radius », signifiant rayon, possède une caractéristique stupéfiante : la luminescence. Cette particularité va l’élever au rang de précieux au début du 20e siècle, et les industriels vont se l’approprier autour d’un business lucratif : une peinture fluorescente commercialisée sous la marque Undark.

La peinture horlogère, un savoir-faire réservé aux femmes

L’histoire des Radium Girls débute en 1917, pendant la 1re guerre mondiale, au sein de la United States Radium Corporation, aux États-Unis, dans les usines horlogères de cadrans de montres et d’appareils pour l’aéronautique. La compagnie américaine s’est lancée dans l’extraction et la purification du radium pour produire une peinture fluorescente, baptisée Undark.

Des centaines de jeunes femmes, souvent adolescentes, sont embauchées pour leurs qualités jugées « féminines » : la dextérité, la précision et le soin. Elles sont chargées de peindre minutieusement des cadrans avec de la peinture luminescente qu’elles fabriquent elles-mêmes à base de sels de radium, d’eau et de colle.

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Fascinant radium aux multiples vertus

Les ouvrières recrutées, généralement des filles d’immigrés, s’estiment très chanceuses : elles travaillent avec une substance « chic » et prestigieuse. En effet, au début du 20e siècle, le radium est paré de toutes les vertus : cosmétiques, curatives ou même aphrodisiaques.

Les publicités de Tho-Radia, célèbre entreprise pharmaceutique française dont les produits ne contiennent qu’une infime quantité de radium, vante des crèmes de beauté dont l’éclat rend plus belle. L’élément magique offre un teint plus lumineux, des dents plus blanches et des cheveux plus brillants. Il existe un réel enthousiasme autour des rayons et de la radioactivité presque « surnaturelle ».

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La découverte des effets phosphorescents suscite beaucoup de curiosité comme en témoigne le courant artistique des rayonnistes par exemple. Cette théorie d’art pictural abstrait exprime avec des rayons de couleurs la fascinante réflexion de la lumière sur les objets.

Un métier d’élite lucratif, mais patriotique

La peinture sur cadran est une profession très lucrative pour les femmes de l’époque.

À l’heure où elles n’ont même pas le droit de vote, les filles gagnent beaucoup d’argent, parfois bien plus que leurs maris. Leurs salaires dépassent largement la moyenne en usine. Ces jeunes femmes goûtent alors à la liberté financière et à l’indépendance.

À travers leur métier, les ouvrières ont aussi le sentiment de participer à l’effort de guerre. En effet, un soldat sur six de l’US Army possède une montre en radium. Les plus romantiques d’entre elles glissent même dans les cadrans des petits mots doux dans l’espoir de recevoir un jour peut-être une lettre d’un combattant américain parti au front.

Des cadences de travail soutenues

Les pinceaux en poils de chameau s’abîment vite, aussi les contremaîtres de l’US Radium encouragent les ouvrières à effiler leurs pinceaux avec leurs lèvres. Ce geste, qu’elles répètent des milliers de fois par jour, leur fait ingérer de la peinture luminescente quotidiennement.

Quand elles questionnent leurs conditions de travail, on leur répond invariablement que le radium peu concentré est absolument inoffensif. Pourtant, les hommes qui le manipulent portent des tabliers de plomb et manient leurs échantillons à l’aide de pinces.

Avec la découverte des méthodes de productivité du Taylorisme, les ouvrières, qui doivent être rentables, sont payées à la pièce. La cadence est donc très soutenue : elles peignent à toute vitesse pour rattraper les meilleures d’entre elles qui exécutent près de 250 cadrans par jour.

Lumineuses pour aller danser

En manipulant la poudre phosphorescente, les filles brillent, littéralement, comme magnifiées par le radium. Les poussières scintillantes de l’atelier se déposent partout, sur leurs peaux, leurs cheveux ou leurs robes.

On les surnomme « les revenantes » ou les « ghost girls » car quand elles rentrent tard du travail, dans les rues, elles luisent semblables à des fantômes. L’ambiance au sein de l’usine est plutôt bon enfant. Dans un esprit de camaraderie, ces jeunes femmes vives et joyeuses se distraient en se peignant de fausses moustaches ou des sourcils grotesques.

Juste pour rire, elles se maquillent les dents, les ongles, les joues avec leurs poudres luminescentes avant de sortir au bal. Le radium étant le matériau le plus cher au monde, elles sont réprimandées par leur contremaître si elles le gaspillent, mais les radium girls trouvent leur nouvelle aura très amusante.

Des morts suspectes à étouffer

Peu à peu, les ouvrières tombent malades. Des dizaines de très jeunes femmes en bonne santé présentent tout à coup des symptômes inquiétants et inexplicables : membres douloureux, anémie, perte de dents, nécroses de la mâchoire, fractures des os…

Ce qu’elles ignorent, c’est que l’intoxication au radium est un processus lent très insidieux, qui se manifeste généralement cinq ou six ans plus tard. Ingéré, le radium s’installe dans leurs corps, émet des radiations constantes et destructrices qui rongent leurs os de leur vivant.

La première Radium Girls, Amélia Matcha, dite « Mollie », s’éteint en 1922, d’une forme très agressive d’empoisonnement. La compagnie, pour étouffer l’affaire, affirme qu’elle est morte de la syphilis, une manière de discréditer cette jeune femme célibataire et ainsi de ruiner sa réputation aux yeux d’une Amérique encore conservatrice. Quatre décès sont signalés en deux ans.

En 1924, après un ralentissement d’activité motivé par de simples « ragots » d’après les dirigeants, ils se résignent à faire appel à un expert pour étudier les liens entre les conditions de travail et les morts suspectes.

La conclusion du spécialiste établi bien un lien probant entre la peinture et la mort des ouvrières. Furieux, le vice-président du groupe commande une autre étude pour qu’elles arrivent aux conséquences inverses. Il dissimule au ministère américain du Travail les résultats accablants du premier rapport afin d’éviter le scandale. Il faut attendre la mort du premier employé homme pour que les médecins se penchent sérieusement sur le cas des Radium Girls.

Le mensonge pour protéger une manne financière

Les filles ne sont pas syndiquées et ne font pas grève. Pourtant, celles-ci sont bien décidées à assigner leur employeur en justice. Gravement malades et endettées en milliers de dollars de frais médicaux, elles ont déjà tout perdu. Beaucoup d’avocats refusent de les représenter.

En 1927, Grace Fryer, dont la colonne vertébrale est rongée par le radium, déniche un jeune avocat, Raymond Berry, qui convoque l’US Radium devant les tribunaux. Évidemment, les dirigeants ne coopèrent pas et gardent le contrôle du savoir scientifique.

Beaucoup de médecins, de chercheurs et de dentistes subissent des pressions pour ne pas divulguer leurs conclusions accablantes. Le Radium Jaw est pourtant identifié dès 1924 comme une maladie professionnelle provoquée par l’ingestion de radium.

Cette industrie génère des milliards de dollars de bénéfices, donc les dirigeants d’usines rejettent les plaintes de leurs ouvrières. Ils osent affirmer que leurs souffrances n’étaient pas dues à l’exposition au radium, mais à des « impuretés dans la peinture », et écartent donc toutes leurs demandes de dédommagement.

Un combat altruiste gagné, mais un procès perdu

Le combat des Radium Girls mené par Grace Fryer, Katherine Schaub, Edna Hussman, Albina Larice et Quinta McDonald, consiste à faire reconnaître le radium comme une substance nocive. Ces femmes, courageuses et déterminées, veulent surtout éviter que cette tragédie ne se reproduise.

L’affaire fait les gros titres de la presse, se propage dans toute l’Amérique et rapidement l’opinion publique se range de leur côté. Selon les médecins, elles n’ont plus que quelques mois à vivre alors l’US Radium fait durer la procédure le plus longtemps possible.

Le temps presse, Grace est contrainte d’accepter un accord à l’amiable. Les Radium Girls décèdent une à une sans avoir réussi à obtenir totalement gain de cause, car aucun dirigeant n’a finalement vraiment été jugé lors du procès. L’entreprise US Radium fermera définitivement ses portes à la fin des années 30.

Mae Keane, la dernière radium girl, décède en 2014, à l’âge de 107 ans. Bien qu’elle n’ait manipulé du radium que pendant quelques mois, elle a perdu ses dents et contracté deux cancers dans les années qui ont suivi sa furtive exposition au radium.

Une mise en lumière tardive

Dès 1937, une comédie insolite, « la Joyeuse Suicidée », met en scène une radium girl empoisonnée par son travail. Bien plus tard, Kate Moore, scandalisée par cette profonde injustice, rend hommage au sacrifice de ces femmes à travers son livre « The radium Girls » publié en 2016.

Jean-Marc Cosset, professeur à l’institut Curie de Paris, a romancé en 2013 dans un thriller « radium girl », l’histoire de ces femmes « lumineuses ». En 2020, c’est le 7e et le 9e art qui illustrent le destin tragique de ces jeunes filles insouciantes broyées par le radium.

La bande dessinée Radium Girls de Cy et le film du même titre de Ginny Mohler et Lydia Dean Pilcher interprètent en images cet incroyable fait réel du siècle passé. La mise en lumière de cette tragédie aura le mérite d’honorer la mémoire de ces femmes fantômes, qui rayonnent encore aujourd’hui jusque dans leurs tombes, aux abords desquelles la radioactivité s’envole…

Violaine B.

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